
En 1846, après le décès de son père, Gustave Flaubert, âgé de 25 ans,
met fin à sa vie d’étudiant bohème à Paris pour établir ses quartiers de
futur écrivain dans la maison familiale au Croisset, en Normandie. Alors
qu’il travaille à la première Éducation Sentimentale, il entretient une
relation amoureuse et épistolaire avec la poétesse Louise Colet, qui
sera sa grande confidente, et le témoin attentif de ses réflexions sur
la littérature. Dans cette lettre, la passion authentique du jeune Flaubert
prend des accents romantiques.
Samedi soir. [12 septembre 1846.]
Tu as été malade, pauvre ange ; nous en sommes peut-être la cause
à nous deux. Nous nous serions fait mourir, si nous eussions eu
le temps. J’en avais l’envie. Étions-nous heureux ! Étions-nous fous
et jeunes ! Je n’en reviens pas, j’en ai le cœur encore charmé. Qu’il y
en a peu dans la vie de ces journées-là ! Tu le sens toi-même quand
tu me dis, encore ce matin, que je garderai toujours pour toi une
affection véritable. Tu penses donc à ton tour que l’amour, comme
tous les morceaux de musique qui se chantent en nous, symphonie,
chansonnettes ou romances, a son andante, son scherzo et son final.
Tu as donc aussi sondé l’abîme et tu en as vu le fond où tu croyais
qu’il n’y en avait pas. Sais-tu que c’est intelligent et bon, cela, la
prévision future d’un autre sentiment aussi solide que le nôtre,
quand celui-là finira, s’il finit ?
Oui, depuis mercredi, je t’aime d’une autre façon ; il me semble que
nous sommes plus liés, plus intimes, que moins de choses extérieures
peuvent influer sur notre union ; que, quand même nous serions
longtemps sans nous voir, cela ne ferait rien et qu’enfin (en est-il
de même pour toi ?), que notre amour est devenu plus sérieux,
tout en en perdant l’apparence. Veux-tu en savoir la cause ? C’est
que nous avons été vrais surtout ; c’est que nous nous sommes
laissés aller à la nature sans art, sans nous troubler l’esprit, comme
de pauvres enfants naïfs qui feraient cela pour la première fois.
Aussi n’en ai-je pas rapporté d’amertume, mais au contraire
une tiédeur exquise qui me tient dans une songerie voluptueuse.
J’ai été pourtant aujourd’hui et hier affreusement triste, de ces
tristesses comme j’en avais dans ma jeunesse, à me jeter par
la fenêtre pour en être quitte. C’est alors que l’on souhaite tout
ce qu’on n’a pas et que tout ce qu’on a vous obsède. C’est alors
que l’on désire se faire renégat, camaldule, pirate, n’importe quoi,
pour sortir au moins, ne fut-ce qu’en rêve, de l’affreux milieu où
l’on étouffe. Oui, je me suis depuis quarante-huit heures
vigoureusement ennuyé. C’est la réaction du bonheur de l’autre jour.
Il faut que chaque joie soit payée par une douleur ; que dis-je ?
par une ; par mille ! Je n’ai donc pas tort de ne pas trop les
rechercher. La félicité est un plaisir qui vous ruine. […]
Oh ! tu m’aimes bien, va ; je le sais, il faudrait que je sois bien
méchant et bien stupide pour ne pas le sentir, pour ne pas te le
rendre. Tu m’admirais l’autre jour. (Oui, je lisais l’adoration dans
tes yeux ; dans les miens, qu’y lisais-tu ?) Tu me trouvais fort et
enflammé. Eh bien, il me semble maintenant que j’étais froid, que
j’aurais pu te combler de plus de caresses et d’ardeurs, et que,
la première fois, j’effacerai le souvenir de cette nuit-là comme
celle-ci avait effacé celui de l’autre. Tu ne doutes plus de moi,
n’est-ce pas chère Louise ? Tu es bien sûre que je t’aime, que
je t’aimerai encore longtemps. Et je ne te fais pas de serment,
je ne te promets rien. Je garde ma liberté comme toi la tienne
et « quand tu commenceras à ne plus me plaire, je ne te le ferai
pas sentir trop durement » ; ce sont tes expressions.
Oh pauvre femme ! tu ne sais pas comme ça m’a touché. Tiens,
je crois au contraire que tu commences à me plaire davantage.
Je me souviens de ton visage sous ton mouchoir de nuit, avec
tes deux accroche-cœur, quand tu étais sur moi, suspendue sur
moi… tes yeux brillaient, ta bouche tremblait, tes dents claquaient…
et la douceur chaude de ton corps, quand je l’ai senti pour la
première fois, couchés l’un contre l’autre. Te rappelles-tu l’ivresse
que j’en ai eue ? Adieu, reçois ici tous mes baisers, ceux que je t’ai
appris, m’as-tu dit, ceux dont je voudrais pouvoir te couvrir à cette
heure tous les membres. Je me figure que tu es là et que tu te
pâmes sous leur pression… Adieu, sur tes lèvres, mon amour. […]
http://www.deslettres.fr/lettre-de-flaubert-a-louise-colet-adieu-levres-amour/?utm_source=wysija&utm_medium=email&utm_campaign=Une+lettre+qu+on+aimerait+tous+laisser+a+notre+enfant+un+jour
met fin à sa vie d’étudiant bohème à Paris pour établir ses quartiers de
futur écrivain dans la maison familiale au Croisset, en Normandie. Alors
qu’il travaille à la première Éducation Sentimentale, il entretient une
relation amoureuse et épistolaire avec la poétesse Louise Colet, qui
sera sa grande confidente, et le témoin attentif de ses réflexions sur
la littérature. Dans cette lettre, la passion authentique du jeune Flaubert
prend des accents romantiques.
Samedi soir. [12 septembre 1846.]
Tu as été malade, pauvre ange ; nous en sommes peut-être la cause
à nous deux. Nous nous serions fait mourir, si nous eussions eu
le temps. J’en avais l’envie. Étions-nous heureux ! Étions-nous fous
et jeunes ! Je n’en reviens pas, j’en ai le cœur encore charmé. Qu’il y
en a peu dans la vie de ces journées-là ! Tu le sens toi-même quand
tu me dis, encore ce matin, que je garderai toujours pour toi une
affection véritable. Tu penses donc à ton tour que l’amour, comme
tous les morceaux de musique qui se chantent en nous, symphonie,
chansonnettes ou romances, a son andante, son scherzo et son final.
Tu as donc aussi sondé l’abîme et tu en as vu le fond où tu croyais
qu’il n’y en avait pas. Sais-tu que c’est intelligent et bon, cela, la
prévision future d’un autre sentiment aussi solide que le nôtre,
quand celui-là finira, s’il finit ?
Oui, depuis mercredi, je t’aime d’une autre façon ; il me semble que
nous sommes plus liés, plus intimes, que moins de choses extérieures
peuvent influer sur notre union ; que, quand même nous serions
longtemps sans nous voir, cela ne ferait rien et qu’enfin (en est-il
de même pour toi ?), que notre amour est devenu plus sérieux,
tout en en perdant l’apparence. Veux-tu en savoir la cause ? C’est
que nous avons été vrais surtout ; c’est que nous nous sommes
laissés aller à la nature sans art, sans nous troubler l’esprit, comme
de pauvres enfants naïfs qui feraient cela pour la première fois.
Aussi n’en ai-je pas rapporté d’amertume, mais au contraire
une tiédeur exquise qui me tient dans une songerie voluptueuse.
J’ai été pourtant aujourd’hui et hier affreusement triste, de ces
tristesses comme j’en avais dans ma jeunesse, à me jeter par
la fenêtre pour en être quitte. C’est alors que l’on souhaite tout
ce qu’on n’a pas et que tout ce qu’on a vous obsède. C’est alors
que l’on désire se faire renégat, camaldule, pirate, n’importe quoi,
pour sortir au moins, ne fut-ce qu’en rêve, de l’affreux milieu où
l’on étouffe. Oui, je me suis depuis quarante-huit heures
vigoureusement ennuyé. C’est la réaction du bonheur de l’autre jour.
Il faut que chaque joie soit payée par une douleur ; que dis-je ?
par une ; par mille ! Je n’ai donc pas tort de ne pas trop les
rechercher. La félicité est un plaisir qui vous ruine. […]
Oh ! tu m’aimes bien, va ; je le sais, il faudrait que je sois bien
méchant et bien stupide pour ne pas le sentir, pour ne pas te le
rendre. Tu m’admirais l’autre jour. (Oui, je lisais l’adoration dans
tes yeux ; dans les miens, qu’y lisais-tu ?) Tu me trouvais fort et
enflammé. Eh bien, il me semble maintenant que j’étais froid, que
j’aurais pu te combler de plus de caresses et d’ardeurs, et que,
la première fois, j’effacerai le souvenir de cette nuit-là comme
celle-ci avait effacé celui de l’autre. Tu ne doutes plus de moi,
n’est-ce pas chère Louise ? Tu es bien sûre que je t’aime, que
je t’aimerai encore longtemps. Et je ne te fais pas de serment,
je ne te promets rien. Je garde ma liberté comme toi la tienne
et « quand tu commenceras à ne plus me plaire, je ne te le ferai
pas sentir trop durement » ; ce sont tes expressions.
Oh pauvre femme ! tu ne sais pas comme ça m’a touché. Tiens,
je crois au contraire que tu commences à me plaire davantage.
Je me souviens de ton visage sous ton mouchoir de nuit, avec
tes deux accroche-cœur, quand tu étais sur moi, suspendue sur
moi… tes yeux brillaient, ta bouche tremblait, tes dents claquaient…
et la douceur chaude de ton corps, quand je l’ai senti pour la
première fois, couchés l’un contre l’autre. Te rappelles-tu l’ivresse
que j’en ai eue ? Adieu, reçois ici tous mes baisers, ceux que je t’ai
appris, m’as-tu dit, ceux dont je voudrais pouvoir te couvrir à cette
heure tous les membres. Je me figure que tu es là et que tu te
pâmes sous leur pression… Adieu, sur tes lèvres, mon amour. […]
http://www.deslettres.fr/lettre-de-flaubert-a-louise-colet-adieu-levres-amour/?utm_source=wysija&utm_medium=email&utm_campaign=Une+lettre+qu+on+aimerait+tous+laisser+a+notre+enfant+un+jour