À MARIE DE ROZIÈRES
[Nohant, 16 (?) juillet 1847.]
Ma chère et bonne amie, je ne vous ai pas encore écrit
depuis mon départ, et je vais vous dire pourquoi, maintenant
que la crise est accomplie. Ce que j'ai souffert de
Solange depuis son mariage est impossible à raconter, et ce
que j'y ai mis de patience, de miséricorde intérieure et de
souffrance cachée, vous seule pouvez l'apprécier, car vous
savez ce que je souffre d'elle, depuis qu'elle existe. Cette
froide, ingrate et amère enfant a joué fort bien la comédie
jusqu'au jour de son mariage et son mari avec elle, encore
mieux qu'elle. Mais à peine en possession de l'indépendance
et de l'argent, ils ont levé le masque, et se sont imaginé
qu'ils allaient me dominer, me ruiner, et me torturer à leur
aise. Ma résistance les a exaspérés, et pendant les quinze
jours qu'ils ont passé ici, leur conduite est devenue d'une
insolence scandaleuse, inouïe. Les scènes qui m'ont forcée
non pas à les mettre, mais à les jeter à la porte ne sont pas
croyables, pas racontables. Elles se résument en peu de
mots. C'est qu'on a failli s'égorger ici, que mon gendre a levé
un marteau sur Maurice et l'aurait tué peut-être si je ne
m'étais mise entre eux, frappant mon gendre à la figure, et
recevant de lui un coup de poing dans la poitrine. Si le curé
qui se trouvait là, des amis, et un domestique n'étaient
intervenus par la force des bras, Maurice armé d'un pistolet
le tuait sur la place. Solange attisant le feu avec une froideur
féroce, et ayant fait naître ces déplorables fureurs par des
ragots, des mensonges, des noirceurs inimaginables, sans
qu'il y ait eu ici de la part de Maurice et de qui que ce soit,
l'ombre d'une taquinerie, l'apparence d'un tort. Ce couple
diabolique est parti hier soir, criblé de dettes, triomphant
dans l'impudence et laissant dans le pays un scandale dont
ils ne pourront jamais se relever. Enfin pendant trois jours,
j'ai été dans ma maison sous le coup de quelque meurtre.
Je ne veux jamais les revoir, jamais ils ne remettront les
pieds chez moi. Ils ont comblé la mesure. Mon Dieu je
n'avais rien fait pour mériter d'avoir une telle fille !
Il a bien fallu que j'écrive une partie de cela à Chopin.
Je craignais qu'il n'arrivât au milieu d'une catastrophe et
qu'il n'en mourût de douleur et de saisissement. Ne lui
dites pas jusqu'où ont été les choses, on le lui cachera s'il
est possible. Ne lui dites pas que je vous écris, et si Mr et
Mme Clésinger ne se vantent pas de leur conduite, gardez-en
le secret. Mais il est probable, d'après leur manière d'agir
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insensée et impudente, qu'ils me forceront à défendre
Maurice, Augustine et moi, des atroces calomnies qu'ils
débitent.
J'ai un service à vous demander maintenant, mon enfant.
C'est de prendre très positivement les clefs de mon appartement,
dès que Chopin en sera sorti (s'il ne l'est déjà) et
de ne pas laisser Clésinger ou sa femme, ou qui que ce soit
de leur part, y mettre les pieds. Ils sont dévaliseurs par
excellence, et avec un aplomb mirobolant, ils me laisseraient
sans un lit. Ils ont emporté d'ici jusqu'aux courte-pointes
et aux flambeaux. Je vous donne cette consigne pour
l'appartement que je quitte, pour celui que je prends au
nº 3 et pour l'atelier de Maurice où sont tous les objets
portatifs que j'y ai serrés. Il faudrait donc que vous eussiez
aussi les clefs de Maurice. Au besoin il vous faudra voir
en secret Mr Larac et lui dire que je ne veux pas que ma
fille aille avec ou sans son mari (car je prévois qu'ils seront
brouillés à mort dans peu de temps) s'installer dans mon
appartement. Ils feraient quelque scandale dans le square
et je n'y pourrais jamais retourner. Larac est discret et m'est
très attaché, quoi qu'en dise Chopin. Il sera bon de le prévenir,
autrement les choses iraient plus vite et plus loin
qu'on ne pense.
Voilà, mon amie, ce que je vous recommande à vous très
sérieusement, et à vous exclusivement.
Aimez-moi plus que jamais car je suis bien à plaindre et
si je ne me plains pas c'est parce que j'aime trop mes amis
pour les consterner de ma douleur. J'ai d'ailleurs le courage
qu'il faut pour tout supporter, et Maurice me console par
sa manière d'être, de penser et d'agir. C'est un honnête et
solide enfant. Adieu, je vous embrasse tendrement.
Évitez Solange si vous ne voulez être compromise bientôt
dans quelque désagréable affaire, appelée comme témoin de
quelque scène d'intérieur dans un procès de séparation, et
ne prêtez pas d'argent surtout, car ils m'en font tant payer
pour eux, que c'est à moi que vous rendriez un mauvais
service.
Ce que je vous dis là doit vous bien étonner, mais j'ai
mes raisons pour vous le dire, et pour vous recommander
d'être sur vos gardes avec de pareils caractères.
Adieu. —
[n. s.]